Reconnu seulement en 2018 par l’OMS, le phénomène d’addiction aux écrans devient un enjeu de santé publique. Il touche de plus en plus d’enfants ou d’adolescents, avec un rajeunissement de plus en plus inquiétant des problématiques. Les psychologues et les psychiatres voient exploser les consultations motivées par des problèmes ou des conflits familiaux autour des écrans.
Guillaume Nguyen, psychologue libéral
Voilà de nombreuses années que les professionnels de l’enfance et les associations alertent sur les dangers des écrans. Si j’entreprends aujourd’hui la rédaction de cet article, c’est de voir dans mon quotidien professionnel les problèmes autour des écrans prendre une ampleur très inquiétante ces dernières années.
Si de nombreuses associations ou organismes portent un message actif de prévention, cette prévention doit nécessairement s’enraciner dans nos habitudes, tant la tâche paraît colossale. La gestion du téléphone ou de la console est une problématique qui s’est installée dans les foyers, à divers degrés.
De petites colères à des addictions graves, de petits désaccords à des déchirements familiaux, les problèmes d’écran deviennent peu à peu un enjeu de santé publique. L’addiction aux écran représente aujourd’hui une part très importante parmi les addictions chez les jeunes, il se crée même des unités d’hospitalisation propres à ce type de dépendance.
Nous portons chacun la responsabilité d’une contribution préventive, particulièrement les professionnels en première ligne dans le contact avec les familles et les enfants.
A mon niveau, je reçois sans cesse de nouvelles familles rencontrant des problèmes envahissants autour des écrans. Sans disposer de données scientifiques sur le sujet, j’ai pour ma part constaté dans mon cabinet une nette augmentation de ce type de consultation après les périodes de confinement et couvre-feu de 2020-2021.
Le schéma est toujours à peu près le même : des jeux rentrés subrepticement dans la famille par manque de vigilance ou d’information sur les jeux, un consommation qui augmente à une vitesse fulgurante, une perte de contrôle très rapide des parents sur la situation.
J’observe des effets de plus en plus dévastateurs pour la vie familiale, les liens parents-enfants, le développement des enfants et des adolescents. Certains familles arrivent dans des états de tension ou d’épuisement extrême, parents, fratries et enfants se hurlent dessus ou pleurent dans mon bureau dès que l’on évoque le sujet.
Ils n’arrivent plus à parler ensemble, à décoller l’enfant de l’écran, font face à des crises de colère incontrôlables, dans les cas les plus inquiétants d’insultes et parfois des coups.
Certains enfants en viennent à désinvestir leur vie sociale voire leur scolarité, ne dorment plus, ne sont plus intéressés par l’extérieur, vivent une grande vie socio-virtuelle mais n’ont plus un copain à aller voir. Le jeu devient peu à peu l’unique source de plaisir.
Parmi les plaintes des parents revient souvent la sensation que leur enfant leur échappe, qu’il n’y plus de relation et de vie familiale. Certaines familles sont désespérées, beaucoup de parents craquent et s’effondrent dans mon bureau.
D’une nécessaire approche plurifocale
Il me semble nécessaire de ne pas observer ces difficultés sur le seul point de vue psychologique ou médical, tant l’approche de ses problèmes concerne aussi les dimensions sociétale, éducative et préventive.
Un grand nombre de famille gère bien sûr sans difficulté les écrans, bien des enfants jouent raisonnablement, mais la vigilance doit être de mise. Je vois combien l’écran peut facilement devenir un problème, particulièrement si l’enfant ou la famille présentent des fragilités ou des facteurs de risque.
Comment anticiper les problèmes d’écrans avec les enfants ?
Comment anticiper les problèmes autour des écrans ? Comment se servir des écrans avec les enfants ? Comment concilier la protection des enfants tout en sachant vivre avec notre époque ?
Bien sûr qu’il peut y avoir une utilisation positive de l’écran, à condition qu’elle se fasse de façon encadrée et partagée, surtout pour les plus jeunes. Mais où placer le curseur, le juste milieu ? A nous professionnels de l’enfance d’apporter les éléments aux parents pour penser cette utilisation au regard de ce que peut recevoir ou gérer un enfant en fonction de son âge, et ce qu’il ne peut pas.
Quels sont les signes d’alerte d’une dépendance à l’écran ?
Certains signes doivent particulièrement vous alerter et vous imposer d’intervenir ou vous faire aider :
- Vous avez l’impression de perdre peu à peu votre enfant, qu’il vous échappe.
- Votre enfant ne parvient pas à contrôler son temps devant l’écran, il semble insatiable, semble ne se sentir bien qu’autour de cette activité.
- Il ne reconnaît pas sa consommation excessive lorsqu’on la lui pointe.
- Il ne sait plus quoi faire dès qu’il n’a pas son écran, s’ennuie, déprime ou se sent vide.
- Il perd de l’intérêt pour la vie en famille ou d’autres activités qu’il appréciait auparavant, il est moins empathique avec les autres.
- Vous ressentez un impact sur la scolarité (baisse des notes, baisse de l’investissement du travail, dort mal, l’instituteur vous dit qu’il s’endort en classe…)
- Emergence d’agressivité lorsqu’il n’a pas accès à son écran ou à la connection internet.
- Il se replie sur lui-même.
La limitation des écrans est d’autant importante que l’enfant est jeune
Les problématiques et les dangers liées au numériques ne sont pas les mêmes selon que l’on a 2 ans, 8 ans ou 12 ans. J’ai parlé dans un précédent article de la consommation d’écrans chez les tout-petits.
La consommation excessive d’écran est d’autant plus un manque à gagner pour le développement que l’enfant est jeune. Cette perte est un drame chez les tout-petits, sur le plan de la créativité (jeu imaginaire, dessin, pâte à modeler,…), du développement sensori-moteur et des apprentissages (désinvestissement des activités motrices et manuelles, des livres…), du développement cognitif (attention, concentration, mémoire…). Pas d’écran avant 3 ans !
Et nous les adultes ? Réfléchissons aussi simplement au message que nous passons à l’enfant par notre propre attitude avec nos écrans que nous utilisons en permanence. Dès son plus jeune âge, l’enfant voit ses parents utiliser cet objet omniprésent, sans cesse à proximité sur la table, greffé dans la main du grand-frère ou dépassant de la poche arrière du pantalon de la grande soeur. Dans le bus ou le métro, il voit tout le monde rivé sur son écran. Quand bien même il n’en ait aucunement l’accès, comment l’enfant ne pourrait-il pas très tôt s’intéresser à cet objet, tant il peut en observer le pouvoir d’attractivité sur les adultes autour de lui ?
Mais tant de dangers guettent aussi pour les plus grands. Dans mon quotidien avec mes patients ados, je suis effaré du nombre de problèmes et de mises en danger autour des réseaux sociaux.
Et combien je vois d’enfants de 8-10 ans décompenser des symptômes anxieux après avoir visionné des vidéos ou d’images vues sur Youtube ? Les enfants sont tellement impressionnables, et l’information angoissante est omniprésente (chaînes d’information tournant en boucle, radio…). Combien je vois d’enfants paniqués par les sujets d’actualités tels que le Covid-19, la guerre un Ukraine etc. Des enfants qui refusent d’aller en grande ville parce qu’ils ont peur des bombardements ! Ca suffit !
Combien je vois d’enfants arriver dans mon bureau avec des symptômes anxieux autour des clowns tueurs, des personnages de films tels que Momo ou Annabelle, de séries horribles telles que Squid Game. Nombre de ces enfants ont des parents vigilants autour des écrans, il n’est pas rare que ce soit dans la cour de récréation qu’ils aient eu accès à ces contenus, juste en discutant avec leur copains. Ca suffit !
Le champ d’action en terme d’information, de prévention, de prise de conscience reste encore tellement vaste !
Addictions au jeux en ligne
Il y aurait tant à développer sur la prévention en fonction des âges. On retrouve d’ailleurs la plate-forme préventive 3-6-9 très bien faite sur le sujet.
Je me concentrerai donc aujourd’hui sur les jeux en ligne. Parmi les enfants que je rencontre au cabinet, me semblent particulièrement concernés les garçons de 8-12 ans. Je m’inquiète toutefois de voir de plus en plus le rajeunissement des enfants concernés par ces problèmes.
Un jeu tout particulièrement concerné : Fortnite.
Créé en 2017, il s’agit d’un jeu dit en Battle Royale, une sorte de bataille multi-joueur en réseau où le but du jeu est de survivre. Les enfants se retrouvent sur Fortnite comme jadis ils se retrouvaient sur la place du village. A ceci près que la place est une arène de combat où jusqu’à 100 joueurs se pourchassent pour s’éliminer. A ceci près que les vélos, ballons de foot ou autres cartes pokémon ont été remplacées par des zombies, des armes, des flash lumineux sur-excitants.
Un grand nombre de problèmes d’écrans parmi les familles que je reçois se concentrent autour du jeu Fortnite.
Un phénomène de société
Fortnite revendique une communauté de 250 millions d’utilisateurs, on parle là de 7 fois la population française.
C’est une tentacule mondiale qui s’est aujourd’hui institutionnalisée chez les pré-ados et de plus en plus les enfants. Voilà qui complique les choses : comment signifier à votre enfant que vous ne voulez pas qu’il consomme à ce jeu, face à une communauté et un enracinement aussi puissant ? Comment lui signifier vos inquiétudes quand la moitié de sa classe y joue ? Comment lui signifier que vous préférez qu’il sorte voir ses copains quand ces derniers ne sont accessibles que sur Fortnite ?
Il est crucial d’informer les parents que le premier piège de ce jeu est son accessibilité : il est gratuit, téléchargeable par l’enfant, simple d’utilisation, utilisable sur n’importe quel écran (y compris console Switch). Tel un cheval de Troie, Fortnite rentre ainsi subrepticement dans les maisons.
Des compétitions internationales sont même organisées, avec des milliers de dollars pour les vainqueurs. Voilà un message qui n’arrange pas les choses pour les ados, quand votre addiction et vos talents de gamer qu’elle a permis de développer peut vous faire penser que vous pourrez en vivre, même devenir millionnaire !
Bien sur Fortnite n’est pas le seul jeu incriminé, bien sûr qu’un autre jeu à la mode prendra le relai, bien sûr que nombre d’enfants jouent de façon encadrée et raisonnable à ce jeu sans présenter de problèmes. Mais pour autant qu’un enfant ou une famille soit fragilisée, je ne peux que constater la facilité avec laquelle ces jeux s’engouffrent dans les failles et font rapidement exploser les fragilités pré-existantes.
Le problème est-il Fortnite ou le manque d’information et de prévention autour des écrans ? Tout cela n’est-il pas le reflet de l’hypermodernité, des changements sociétaux et technologiques qui vont bien plus vite que ce nous pouvons absorber, que nos capacités d’adaptation ?
Enfant et écrans : un problème de santé publique ?
Je vois peu à peu l’addiction aux écrans devenir un problème de santé publique chez les jeunes, nous devons agir au maximum en amont et de façon collective, main dans la main dans tous les champs d’action possible (scolaire, éducatif, préventif, médiatique, soin…) pour prévenir et accompagner les difficultés.
Garder ou reprendre le contrôle sur les écrans et les jeux vidéos
Cela commence par l’information aux familles : gardez ou reprenez le contrôle !
Je suis stupéfait du nombre de familles qui ne connaissent pas l’existence des applications de contrôle parental. Ces dernières règlent souvent déjà pas mal de choses quand les problèmes sont pris rapidement en charge par les familles.
Elles représentent un compromis très intéressant :
- D’un côté le parent a la main sur l’utilisation de l’écran de son enfant, en supervise étroitement la consommation, le contenu, les applications…. C’est lui qui détermine le temps attribué quotidiennement à l’enfant, qui décide de l’heure à laquelle l’écran se stoppe, des applications que l’enfant peut installer. Il peut immédiatement intervenir et bloquer le téléphone en cas d’installations ou de consultations inappropriées Ne vous référez pas à aux autres pour décider du temps quotidien, mais à la connaissance de votre enfant. Certains seront plus rapidement excitables ou accrocs que d’autres, ajustez en fonction de ce que vous observez. Pas d’écran 1h ou 2 avant le coucher. En fonction de l’âge de votre enfant, vous trouverez nombre de conseils sur la plate-forme 3-6-9.org.
- L’enfant de son côté n’a plus ses parents « sur le dos ». Il peut utiliser son temps d’écran de façon autonome, fractionnée ou d’une seule traite. Quoiqu’il en soit, le téléphone se coupera quand le temps d’écran alloué par le parent sera terminé. Le parent peut décider également une heure à partir de laquelle l’écran s’éteint le soir et se rallume le lendemain.
Soyez prudent car certains enfants contournent le contrôle parental (par exemple en modifiant des fuseaux horaires). Travaillez sur la confiance, affichez des règles d’écran, signifiez clairement et préalablement vos exigences, n’hésitez pas à faire signer à votre ado ou pré-ado un contrat écrit avec ses engagements et référez-y vous à chaque fois que cela sera nécessaire (il ne pourra pas vous reprocher de ne pas l’avoir averti). Fixez vos exigences, respectez-les scrupuleusement, ne laissez entendre aucune possibilité de négociation. Précisez à votre enfant que le temps d’écran sera plus souple en fonction du calendrier (week-end, vacances), mais fixez les conditions préalablement.
Si vous souhaitez utilisez le temps d’écran en moins comme une sanction ou en plus comme récompense, mentionnez-le clairement dans vos règles familiales.
Quelles applications de contrôle parental utiliser pour protéger mon enfant ?
Il existe diverses applications de contrôle parental. Je conseille souvent Google Family Link que je trouve efficace. Sur la Switch, vous pouvez utiliser l’application Nintendo Switch.
Bien sûr, vous adapterez le contrôle à mesure que l’enfant grandit, mais il doit selon moi être clairement informé de deux choses :
- d’une part qu’il doit donner des garanties pour gagner la confiance des parents
- d’autre part que les nouvelles responsabilités autour des écrans ne sont pas un acquis. C’est vous le parent, c’est vous qui décidez ce qui est nécessaire pour protéger votre enfant. Réservez-vous donc le droit de revenir à des règles précédentes si l’enfant montre qu’il n’est pas encore en capacité de gérer les écrans et les dangers associés.
Réseaux sociaux, harcèlement en ligne, mise en danger
D’autres problèmes tout aussi important peuvent notamment émerger avec l’utilisation des réseaux sociaux (Facebook, TikTok, Instagram, Snapchat…) ou les groupes de conversation Whatsapp qui sont devenus un espace social à part entière et comporter de nombreux dangers : harcèlement en ligne, mises en danger sexuelles, ado qui ne débranche jamais de ses conversations …
Cela pourrait être l’objet d’un prochain billet blog, tant il y aurait à dire !
Par quoi remplacez-vous les écrans ?
Limiter les écrans ouvre aussi à une question cardinale, surtout pour les enfants plus jeunes : si vous supprimez les écrans, par quoi les remplacez-vous ? Qu’allez-vous proposer ?
L’implication des parents va alors être majeure dans ce travail de restauration du lien, mais tellement payante lorsque ces derniers expriment « retrouver » leur enfant. Variez les activités, faites lui des propositions, inscrivez-le à une activité extrascolaire, sortez avec lui promener, bricolez, faîtes le participer au jardinage ou à la cuisine, lisez une histoire, jouez aux playmobils ou à la poupée…
On sait combien le temps peut manquer aux famille le soir en semaine, mais ne serait-ce que partager 15 minutes par jour de temps privilégier avec l’enfant est si déterminant pour lui. Peu importe si un quart d’heure paraît court, c’est la qualité et la présence psychique de chacun dans ce petit temps passé ensemble qui est importante.
Votre pro-activité va restaurer et resserrer les liens, lui offrir des « + » fondamentaux qui l’accompagnera à changer, renforcer positivement ses efforts.
Quand les problématiques ne sont pas encore trop enracinées, la limitation et l’instauration de règles autour des écrans amène souvent une amélioration immédiate des symptômes : baisse de l’irritabilité, des conflits, meilleur sommeil, restauration des liens entre les parents et les enfants, réinvestissement de l’extérieur. Les enfants reconnaissent souvent eux-mêmes ressentir un bénéfice.
Si ces premiers conseils paraissent basiques, je vois pourtant chaque jour la nécessité d’informer sans cesse les enfants et les familles ! Chacun a son niveau peut donner son coup de semonce face à l’horizon qui se profile, les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Professionnels, parents, bénévoles, citoyens, à nous de rester vigilants et proactifs quant à ce que souhaitons pour le développement de nos enfants, à l’avenir et la société que nous souhaitons leur transmettre.
Guillaume NGUYEN
Psychologue clinicien